pour participer à l'entrée de l'Art et de Genevoix au Panthéon

 





Commande publique exceptionnelle pour le Panthéon

Anselm Kiefer et Pascal Dusapin

11 Novembre 2020

Propos recueillis par Jean de Loisy



Jean de Loisy :

Une commande publique exceptionnelle, comme le Panthéon n’en reçut pas depuis près d’un siècle invite, associe deux artistes européens éminents, l’un allemand, installé en France depuis plus de vingt-cinq ans, l’autre français, pour rendre hommage aux morts connus et inconnus de la première guerre mondiale à l’occasion de l’entrée de Maurice Genevoix au Panthéon. 

Mais que peut créer l’artiste du XXIe siècle auquel est demandé d’associer son œuvre à la tragédie qui endeuilla l’Europe voici plus d’un siècle ? Que peut inspirer à leur création le témoignage de Maurice Genevoix qui oppose au cœur du drame et de l’épouvante son écriture fraternelle, la beauté de sa langue inspirée et sa vision poétique de la nature. Comment par leur création, alors qu’ils n’ont d’autres devoirs que celui que leur liberté exige, ces deux artistes peuvent-ils nous inviter à une méditation adaptée à cet espace si symbolique de ce qu’est notre société issue des lumières, le Panthéon, sanctuaire de l’âme républicaine, temple laïc qui en se déployant dans le silence de Dieu remet aux hommes la responsabilité de leur propre histoire. 


Pascal Dusapin : Je connais bien le Panthéon, j’ai résidé pas loin pendant quelques années et j’y venais régulièrement car mes jumeaux Alice et Théo adoraient venir voir le pendule de Foucault quand ils étaient petits. Mais c’est surtout un endroit dont les enjeux nous sont très contemporains. Ce lieu dans lequel la conscience française a placé les sommets de sa mémoire, où la République installe ceux qui en incarnent l’idée, relève d’un débat très profond, surtout aujourd’hui ! Nous savons tous, au vu des débats actuels dans la société, que ce sanctuaire laïc doit être protégé. En ce sens, ce monument n’est pas un monument comme les autres et il n’est certainement pas une simple curiosité touristique.

La veille de mon premier rendez-vous avec le Président, J’ai tout de suite été persuadé qu’il fallait en quelque sorte re-spiritualiser cet endroit et j’espère qu’il n’y a pas de confusion sur l’emploi de ce mot, c’est à dire lui donner l’opportunité d’un silence voire d’une gravité nouvelle.

Pour cela j’ai imaginé immédiatement qu’il lui fallait le chant. Des voix a cappella qui saisissent le corps du visiteur. Je le dis parfois, ma musique ne vient pas que de la musique, elle a une origine plus métaphysique, ce n’est pas un art de divertissement. Celui d’Anselm Kiefer non plus. Pourtant je ne veux pas solenniser la situation, je pense plutôt à créer de la douceur, à diffuser une certaine affection, comme une consolation qui paraitrait émaner de l’architecture. Dans cet endroit chargé des furies de l’histoire il peut y avoir une grâce, des harmonies comme de la brume ou un nuage, quelque chose de caressant, un acte de mémoire et d’amour en somme.


Jean de Loisy : Anselm Kiefer et Pascal Dusapin, peintre et musicien, vous recevez la responsabilité de répondre à cette commande, difficile par l’enjeu qu’elle représente alors que vous avez conduit l’un comme l’autre, depuis des années une réflexion sur les grands sujets qui troublent l’humanité : la destruction, le Mal, le sens de l’art, sujets auxquels il est peu dire que votre œuvre engage ces questions au plus haut.


Anselm Kiefer : Je suis invité à intervenir dans ce monument symbolique si important pour l’histoire de la France alors que je suis un artiste allemand né à la fin de la guerre en 1945, vivant en France depuis presque trente ans, mais porteur de cet héritage particulier qui m’oblige à comprendre ce qui a pu se passer. Avant de devenir peintre, j’étudiais le droit pour comprendre comment vivre ensemble sans se détruire. Ceci m’a donc conduit à faire pendant toute ma vie d’artiste de l’histoire le principal sujet de mon travail. Par l’histoire, que j’utilise comme de l’argile dans mes œuvres, se pose inévitablement la question du mal dans le monde. Il commence avec le meurtre d’Abel et n’en finit jamais. Je travaille ce sujet depuis toujours, j’ai étudié les explications sur la contradiction apparente entre l’existence du mal et la bonté de Dieu, ce qu’on appelle la Théodicée qui fut développée par Leibniz dont les thèses furent ensuite contredites par Voltaire qui, après le tremblement de terre de Lisbonne, s'est retourné contre cette vision du monde et l’a exprimé dans son Candide ou l’Optimisme. J’ai lu Sade qui a voulu explorer le mal absolu et qui veut insulter la nature incompréhensible :  je veux aller contre la nature, perturber ses plans, arrêter la roue des étoiles, confondre les corps célestes. Cet enthousiasme pour la destruction me rappelle Orages d'acier d'Ernst Jünger. Ce n'est pas tout à fait comparable avec le Marquis de Sade mais son enthousiasme pour la destruction, sa fascination pour le néant qui advient dans la guerre, comme pour l'acte héroïque sans signification, n’est pas sans quelque ressemblance. J’aurai beaucoup d’autres exemples car malheureusement, l’histoire telle que je la ressens semble signifier que la guerre, le Mal, est non seulement inévitable, mais qu'elle est une condition de l'homme. L’homme capable de tout, voici mon affliction, mais que puis-je faire, moi, artiste pessimiste, face au cours de l'histoire du monde, moi, artiste rendu cynique par ce Mal incessant et qui doute que ce marécage puisse un jour s’assécher alors que je vois encore et encore des bulles éclater à la surface de son eau putride.


Pascal Dusapin : Ces questions sont très présentes dans mon travail, en particulier dans mes opéras, l’infanticide, la guerre, la Loi. La musique quand je la compose me rend tellement solitaire, tellement autiste, qu’elle me plonge dans une essentialité inouïe, une extrême autonomie alors que j’ai toujours eu envie que ma musique rencontre le monde. Mais à l’inverse d’un peintre, en musicien je ne peux pas figurer les drames. Il n’y a que l’expression lyrique, l’opéra, qui permette de rendre compte d’une conscience de l’état des choses, d’une vigilance à l’époque. C’est pourquoi j’ai fait Médéamaterial. Ce récit d’une femme qui tue ses enfants pour une raison politique. C’était bien sur une métaphore, j’avais vingt-cinq ans et c’était Sarajevo, les snipers, les camps de concentration à deux heures d’avion... Penthésilée c’était la Syrie, si insupportable que je commence par une mélodie d’enfant pour apaiser la douleur. Faustus c’est la perversion du pouvoir. Aujourd’hui Faust serait-il Zuckerberg, Bezos ou Trump ? Enfin, Perella, cette histoire d’un personnage qui descend du ciel et qui refuse de collaborer avec la folie des hommes qui veulent en faire un dieu et est brulé. C’est le fanatisme ; l’opéra me permet d’embrasser ces drames trop humains, trop contemporains, nos tragédies.

Jean de Loisy : Et l’un comme l’autre, immenses lecteurs, considérez la littérature comme le partenaire indispensable au point de lui donner une place déterminante et affirmée dans vos œuvres. 

Anselm Kiefer : À 17 ans, j’avais un petit succès avec l’écriture et j’étais tourmenté par cette hésitation entre devenir écrivain ou peintre. Aujourd’hui j’ai l’impression d’écrire mes tableaux et sans aucun doute, ma demeure est le langage. La grande réserve d’ustensiles ou de matériaux trouvés, récupérés que j’appelle mon arsenal, débris de notre société patientent dans mon atelier sont pour moi des objets qui cherchent des mots et que, l’occasion venue, j’utilise pour mes œuvres comme les éléments d’une phrase au sens de laquelle ils participent, connotant ceci cette fois-ci, et autre chose dans d’autres contextes. Les livres ont une présence considérable dans ma vie et mon activité. J’ai pensé d’abord être écrivain et les poètes m’accompagnent. Chaque jour avant de commencer à travailler, je vais dans ma bibliothèque, j’attrape un livre. Au milieu des tableaux en train de se faire vous trouveriez beaucoup d’ouvrages, beaucoup de poètes et j’écris souvent leurs phrases sur mes tableaux, Paul Celan, ou Ingeborg Bachmann, Jean Genet ou Arthur Rimbaud, Vladimir Khlebnikov, Isaac Louria, Omar Khayyâm et bien d’autres.


Jean de Loisy : Et Maurice Genevoix, ce poète, écrivain et combattant de la Première Guerre mondiale ?


Anselm Kiefer : C’est un poète et pourtant comment faire un poème sur cette merde ? Le froid, la boue le manque de sommeil, la mort, les massacres. De cette horreur il a tiré un livre superbe dont les éléments sont l’affection, la fraternité, l’absurde et la beauté consolante de la nature. Malgré le sujet il ne peut, on ne peut éviter la beauté. L'artiste peut-il éviter que le Mal, la pire horreur sous ses mains ne devienne beauté ? Car pour un artiste, un poète, un écrivain, il n'y a rien qu'il ne puisse utiliser comme matériau, rien n’est incorrect. C’est un paradoxe.


Nous n’existons pas ou si peu, mais ce qui existe c’est le poème. Genevoix a vécu la guerre avec toutes ses brutalités comme une catastrophe de l'humanité. Dans sa vie ensuite, il a essayé de surmonter l'abîme. Il s'est battu, il a orienté son travail ultérieur vers la lutte contre toute guerre et est devenu pacifiste ce qui signifie avant tout se poser la question suivante : le Mal est-il un état d'urgence ou appartient-il à l'humanité de manière irréversible ? Mais peut-on lutter contre la guerre avec l'art ?


Genevoix a vu l'abîme, il n'y est pas entré avec délectation comme Jünger ni avec cynisme. Au contraire dans les moments les plus désolés, il ne devient pas amer, il voit la nature comme une belle contrepartie du mal, une contre-image disponible pour sa poésie même dans la plus grande misère. Dans ce livre, Ceux de 14, je retiens aussi ces phrases si paisibles : "Les grands arbres plantés sur le tertre semblent se pencher sur ce chaos triste, et les gouttes d'eau qui coulent de leurs branches tombent avec un bruit doux et continu ». Ainsi alors qu’il est dans l'obscurité la plus profonde, les deux pieds dans la boue, il croit encore au bien, et espère par les merveilles délicates de la nature, l'éclat des gouttes de pluie, un rayon du soleil couchant : "l'heure est limpide, apaisante. Plus vous pénétrez en moi, ce soir, la douceur et le calme épars, acceptez les bonnes volontés les plus infimes, les plus humbles parcelles de bonheur humain...".


Pascal Dusapin : Comme cette commande est faite à l’occasion de l’entrée en ce lieu de Maurice Genevoix, penser au titre de son livre majeur, Ceux de 14, me plait. Ça me concerne. Je suis alsacien-lorrain, une partie de ma famille a été allemande puis française, mon enfance en Lorraine, ma mère qui jusqu’à ses vingt ans ne parlait pas français, les guerres dont j’entendais le récit, les loopings en vélo dans les trous d’obus, les exhumations des victimes des guerres de soixante-dix, quatorze et quarante, ensevelis, pas si loin de chez moi. Quand j’avais 8 ou 9 ans, j’ai même assisté à une exhumation de corps avec mon père médecin qui surveillait les opérations. Donc j’embarque avec, ou plutôt pour Ceux de 14, et, grand respect pour Genevoix dont j’ai admiré la poésie, l’écriture, l’évidente authenticité du récit. En revanche, si je sais qu’un compositeur a la possibilité de figurer son intérêt pour une œuvre littéraire en incluant un texte dans son projet, la musique est incapable de figurer par elle-même la guerre sinon en usant de moyens métaphoriques dont je ne voyais pas l’intérêt ici. Je n’ai pas voulu penser comme ça pour cette installation. Je veux rendre un hommage à ceux de 14 par la musique et uniquement avec elle !


Jean de Loisy : Vous êtes deux, n’est-ce pas compliqué ?


Anselm Kiefer : Pas du tout, nous nous connaissons, Pascal est venu me parler du Collège de France pour que j’accepte d’y donner des conférences. Cela fait presque quinze ans. Deux points communs entre son œuvre et la mienne, c’est un artiste qui développe un langage très contemporain mais il convoque dans son travail toute l’épaisseur historique de son art. Je pense à son opéra Passion par exemple ou il cite Monteverdi, il connaît l’architecture ancienne, s’y intéresse, la musique de la première Renaissance, mais aussi Varese, Ligeti, Xenakis, Coltrane… Moi c’est pareil dans mon domaine. De la préhistoire à aujourd’hui il n’y a pas de différence. Les artistes ou les écrivains de tous les temps, ils m’intéressent. Mais aussi Pascal développe une œuvre qui n’a pas de commencement et pas de fin. Sinon La Fin. Chaque œuvre est le continuum de son travail, ce n’est que la trajectoire, le flux que l’on pourra juger. C’est pareil pour moi. Alors quand le nom de Dusapin est venu dans la conversation avec le Président, c’était parfait. J’ai tout de suite su que nous travaillerons en juxtaposition et que nos œuvres dialogueraient et s’uniraient.


Pascal Dusapin : En effet, Anselm a raison sur cette question de la continuité. J’ai coutume de dire que je ne commence ni ne termine, je continue car, comme pour lui, il existe entre toutes les pièces un fil, presque une obsession qui ne peut pas s’achever avec le temps de l’œuvre. Kiefer est allemand et a naturellement une relation très consubstantielle à la musique. Quand j’ai su que nous travaillerions côte à côte j’ai ressenti le caractère exceptionnel de la commande. C’est un artiste dont je connais bien l’œuvre. Il fait partie de mes admirations et en plus je sens qu’il a quelque chose qui le relie profondément à Genevoix. Tous les deux travaillent sur un fragment de mémoire traumatique qui pour Kiefer est celui de son enfance. Son histoire. Et je comprends pourquoi lui aussi est content que nous travaillions sur le même projet. Il connaît ma relation avec l’Allemagne. J’ai pris un peu de temps à comprendre qu’il ne fallait pas que nous fassions à proprement parler œuvre commune, mais l’un à côté de l’autre, ce qui est sans doute la vraie façon de voyager ensemble.


Jean de Loisy : Avec toute la gravité que sa signification impose, plutôt que d’ajouter un monument commun au bâtiment, Pascal Dusapin et Anselm Kiefer ont préféré intensifier le réseau de sensations physiques et psychiques que celui-ci procure en faisant dialoguer leurs oeuvres respectives qui composent avec les particularités de l’architecture du Panthéon.


Pascal Dusapin : Ce ne pouvait pas être une œuvre orchestrale puisqu’elle est pérenne et l’outil donc ne peut être que le haut-parleur. Ce que j’ai créé est donc plus proche d’une installation pour reprendre le langage de l’art contemporain. J’ai pensé tout de suite à transformer le lieu en un poumon vocal pour atteindre une expression oratoire, intérieure, une diffusion du son très spatialisé qui circule par vagues qui s’épand, s’alanguit dans les nefs. Mais je ne veux pas que ça claque, il faut que la musique revienne vers les corps avec un effet d’embrassement comme si les voix nous prenaient dans leurs bras. Cela demande des calculs très complexes, cent vingt-huit pistes, 70 hauts parleurs fabriqués spécialement construits par la société Amadeus, installés à des hauteurs très différentes, certains à plus de trente mètres de haut, d’autres à dix-huit mètres et enfin quelques-uns au sol. Le Panthéon est un formidable instrument de musique ! Il a une résonnance très particulière, une réverbération dont j’ai dû tenir compte dans l’écriture de la partition mère et qui doit avoir des valeurs longues et lentes, des impulsions, des flux, pour pouvoir se dilater dans l’espace et que l’écoute devienne cheminante.


Jean de Loisy : N’est-ce pas une difficulté permanente pour un musicien que cette question de l’in situ ?


Pascal Dusapin : L’in situ est très particulier en musique. Les principes, en sont bien différents de ceux que peut mettre en place un plasticien par exemple.  Un musicien qui œuvre dans un bâtiment en connaît nécessairement tous les plis. Seule la musique peut à ce point en épouser toutes ses particularités avec ce niveau de précision, puisque la résonnance est l’expression même de l’union de l’architecture et du son. Ici, jusqu’au dernier moment, chaque morceau que j’ai composé a été éprouvé au sein même du Panthéon et je n’ai pas cessé d’adapter chaque voix, chaque accord à son acoustique. J’ai même écourté certaines pièces pour adapter leur basculement dans l’espace, ce qui montre bien que, dans le cas d’une installation, la composition ne peut réussir qu’avec une compréhension profonde du lieu.


Par exemple pour réussir à rendre distincts les noms des soldats morts que deux voix égrènent tout à tour, j’y reviendrai, et le faire sans qu’une cacophonie ne se répande dans l’espace, il faut en rechercher l’exact point de résonance. Au fond quand je fais cet effort de réglage, je suis l’héritier de la grande tradition du début de la Renaissance, ces artistes géniaux qui travaillaient le contrepoint à chœurs multiples, qui parvenaient à ce que leurs mélodies se superposent sans qu’aucune d’entre elles ne soit considérée comme principale, ce qui demandait une virtuosité combinatoire extraordinaire et une analyse de la réverbération parfaitement maîtrisée. Contrairement à ce qu’on croit, c’est alors souvent l’architecture qui s’est adaptée au désir des musiciens et non le contraire. Mais c’est montrer à quel point ces deux arts sont liés. Ici le lieu est forcément plus fort que moi et, comme au judo, je suis obligé d’utiliser sa force. Donc, je l’écoute.


Jean de Loisy : Anselm Kiefer a voulu accompagner le visiteur en ponctuant l’espace du monument. Cette articulation permet de déambuler d’une œuvre à l’autre sans qu’une progression dramaturgique ne réduise l’attention à l’attente d’un dénouement. La gravité de l’installation étant justement qu’elle nous retient à chaque étape un peu plus, attirant notre contemplation vers des détails qui prolongent les questions historiques jusqu’à nous engager vers des interrogations métaphysiques. 


Anselm Kiefer je n’ai pas souhaité faire un monument, mais plutôt me rapprocher de ce que Roland Barthes dit de Michelet, qu’il broute l’histoire et la rumine, c’est proche de ce que je fais en ressassant des moments tragiques et en les transformant. J’ai choisi de faire des vitrines, je les ai dessinées, elles rappellent peut-être des reliquaires mais ne contiennent rien de précieux elles sont fermées par le verre qui est une matière semi-perméable et comme elles sont composées avec des objets qui en se télescopant créent par des connexions fragiles ou par leurs formes des significations, les visiteurs les font évoluer selon leurs propres réflexions. Le sens n’est pas arrêté ce sont les réactions des éléments entre eux qui produisent des suggestions. D’une vitrine à l’autre comme sur les deux grands tableaux qui sont installés le long des bas-côtés de la nef et qui accueillent les visiteurs, j’ai transcrit des phrases de poètes et d’écrivains qui se répondent comme en écho. Ainsi dès l’entrée une phrase de Paul Celan rend hommage à Maurice Genevoix, j’ai cité également le Dormeur du val de Rimbaud, des phrases d’Henri Barbusse et bien sûr de Genevoix. Des écrivains de temps légèrement différents ou de pays différents se répondent et prennent en charge au-delà des nationalités le même drame, ce Mal éternel dont l’humanité ne sait se défaire.


Jean de Loisy : Anselm Kiefer, vous avez, comme pour proposer un prologue, créé deux immenses peintures installées dans la nef, proche de l’entrée du monument.


Anselm Kiefer : Oui face à face, de chaque côté de la nef, installées dans un retrait que l’architecte Soufflot a ménagé dans l’espace, comme une première station. Pour cela, en tenant compte précisément des proportions du bâtiment, j’ai réalisé deux très grands tableaux. L’un intitulé Ceux de 14 - L’armée noire-Celles de 14 évoque les humains engagés dans cette guerre. Au-dessus d’un paysage dévasté flottent comme des nuages, les vêtements souillés de terre et de boue, des dépouilles d’où pendent des étiquettes avec les matricules des soldats et les noms de femmes engagées. Leur répondent le nom ou les numéros d’identification des étoiles, comme si chaque vie avait un équivalent dans le cosmos. Les étoiles sont innombrables comme l’est aussi le compte terrible des morts des guerres passées et, tous sont reliés à ce ciel. On pourrait voir dans ce lien la funeste activité des trois Parques qui filent le destin des humains et qui apparaissent par exemple au Louvre dans le grand cycle de Marie de Médicis peint par Rubens. C’est plutôt Robert Fludd qui m’inspire cette liaison, puisqu’il établit que chaque vie sur la terre a une correspondance dans le ciel. Cette relation entre le haut et le bas entre le microcosme et le macrocosme, est toujours importante dans mon travail prend beaucoup de sens ici, dans ce lieu qui sublime la mémoire.


Ceux de 14, c’est donc le titre du grand livre de Maurice Genevoix, l’armée noire ce sont les cinq cent mille soldats venus des anciennes colonies et d’Afrique qui ont largement participé au sacrifice et Celles de 14 ce sont les femmes qui eurent un rôle déterminant. J’ai lu sur leur rôle dans cette guerre, au front, dans les usines, les hôpitaux, sur le terrain puis et sur l’action de certaines d’entre elles, bien qu'elles soient méconnues aujourd'hui, comme Colette Reynaud, Louise Bodin, Marthe Bigot, Hélène Brion, Madeleine Pelletier dans la guerre et dans les luttes pacifistes qu’elles ont menées avec beaucoup de radicalité. Pacifiste, cela signifie avant tout se poser la question suivante : le Mal est-il un état d'urgence ou appartient-il à l'humanité de manière irréversible ?


En face des Humains, le territoire, l’autre tableau, La Voie sacrée : La Voie sacrée c’est cette route qu’il fallait que l’armée française protège à tout prix qui était sans cesse détruite par les allemands et obstinément reconstruite. Et c’est aussi littéralement une route vers le ciel comme le représente le tableau. Un paysage dans l’esprit du romantisme, dévasté par la guerre et par la mort, un paysage tragique en proie aux flammes mais dans le ciel s’élève comme en apothéose la carte de ce territoire entre Bar le Duc et Verdun, lieux des pires batailles des hommes lieux de douleur et de mort, sacralisé par l’histoire. Destruction et élévation, la carte du ciel est devenue une carte de la terre, elle devient mythique, mise en apothéose comme le serait une nouvelle constellation.


Jean de Loisy : La matière des tableaux est étonnante, on la dirait labourée, maltraitée ?


Anselm Kiefer : Mes tableaux pendant que je les fais subissent des destructions des réparations des transmutations, C’est la guerre dans mon esprit et je transpose cela en les faisant. Ils sont massacrés, battus, parfois mis dehors sous la pluie ou même brûlés, des parties sont arrachées puis modifiées, tous mes tableaux sont le fruit de mon comportement iconoclaste. C’est la guerre en moi.


Ces deux tableaux qui nous introduisent dans la nef, sont un seuil, le seuil de notre intervention dans l’espace mental que nos travaux, l’œuvre de Pascal Dusapin et les miennes, distinctes et pourtant liées vont produire. Le tableau La Voie sacrée est dédié à Maurice Genevoix, mais à travers lui à tous les poètes. Je cite aussi dans le ciel de ce paysage Le Dormeur du val, ce poème de Rimbaud qui est si beau et qu’il a écrit en traversant des paysages dévorés par la guerre franco-prussienne de 70 alors qu’il avait seize ans. Et ce paysage et sa route m’évoque le poème d’Hölderlin Grèce qui commence par: Ô vous, voix du destin, ô vous, chemins du voyageur et qui évoque lui aussi les ravages de la guerre, le sang des héros et Hölderlin poursuit son poème en évoquant ces souvenirs tragiques résonnant, comme la peau du veau écrit-il, pensant aux tambours des armées mais au-delà à cette membrane sensible que sont la terre et nos corps, ce qui nous introduit au son et au rôle de mon ami Pascal Dusapin.


Jean de Loisy : Pas de tambours pour Pascal Dusapin mais des voix d’hommes et de femmes qui émanent de la pierre et chantent.


Pascal Dusapin : Un chant qui paraît émaner en effet du monument et qui pendant une minute et demie ou trois minutes, parfois quatre s’élève, et prend le visiteur, l’entoure l’accompagne de ses orbes sonores. Puis s’interrompt. J’ai enregistré ces voix des 17 choristes du chœur Accentus à la Philharmonie de Paris, grâce à son directeur Laurent Bayle qui a été aussi le producteur exécutif de cette aventure pour laquelle ont travaillés des dizaines de personnes. J’ai choisi le latin, qui apporte une couleur presque instrumentale tout à fait spécifique. C’est aussi la langue de toute mémoire. Les voix psalmodient des fragments de Virgile comme celui-ci dans l’Énéide qui commence par Umbrae silentes : Ombres silencieuses, Chaos et Phlégéthon, lieux muets étendus dans la nuit, puissé-je dire ce que j’ai entendu, révéler, avec votre accord, les secrets enfouis dans les sombres profondeurs de la terre. Ou encore des inscriptions funéraires antiques comme celle-là trouvée sur un tombeau en Algérie : Viatur ! quod tu, et ego; quod ego, et omnes qui signifie Voyageur ! ce que tu es je le fus, ce que je suis tous le seront. Ou enfin des fragments de l’Ecclésiaste : et ecce universa vanitas et afflictio spiritus : tout est vanité et poursuite du vent. » Mais ces phrases, forcément belles, ne cherchent pas à être déchiffrables pour l’auditeur, elles sont en dessous, comme enfouies. Les paroles dans ce chant effectuent une pure désignation symbolique qui crée un climat, une façon d’écouter la brise du temps et de faire ressentir des présences mémorielles. Cent vingt morceaux et plus encore de variations induites par la spatialisation se succèdent, se combinent toujours de façon dissymétrique. J’en avais écrit plus, j’en ai éliminé beaucoup pour parvenir à une sorte d’homogénéité émotionnelle. C’est le Panthéon lui-même qui a décidé car il rejetait lui-même certaines musiques incapables de s’adapter à ce fantastique espace.


On entendra ces compositions quatre ou cinq fois par heure avec des intervalles différents, ce qui rend peu prévisible leur apparition. Entre elles, silence…Les visiteurs se réinstallent dans une dimension purement visuelle. Puis après une cinquantaine de secondes, pas très fort, une litanie va tourner de nef en nef : les noms des morts, simplement dits, qui rendent hommage aux un million quatre cent vingt-deux-mille-sept-cent-soixante-seize morts pour la France. Un pour cent des noms a été enregistré et est prononcé dans la nef par Florence Darel et Xavier Gallais. Ces quinze mille noms, hommes, femmes, l’armée noire, des noms français africains arabes portent dans leurs patronymes une mémoire, une histoire, un temps et le ton d’une époque qui génère une émotion considérable. Les visiteurs devront se déplacer, s’approcher, ils sont dits très doucement dans différentes parties du monument. Chaque nom prend quatre à cinq secondes pour être prononcé, pour toujours. A ce moment de l’écoute, la relation avec les noms qui apparaissent dans les oeuvres de Kiefer devrait être ressentie et donner à cette relation sa dramaturgie. Là on sera dans le lyrique.


Or le lyrique a besoin d’un titre et donc j’ai intitulé mon installation sonore : In nomine lucis. Pourquoi ? Je cherchai et j’ai toujours eu une relation pénible à l’excès de lumière, je vis avec des lunettes de soleil, je ne supporte pas les effets stroboscopiques ou les éclats. Or cette œuvre est au seuil de l’ombre, elle se penche sur le tombeau des spectres et leur donne la possibilité d’être accompagnés par les voies des femmes et des hommes qui chantent pour eux. J’ai emprunté le titre à une œuvre pour orgue de Giacinto Scelsi, un très grand compositeur italien disparu en 1988


Jean de Loisy : Anselm Kiefer, pourriez-vous décrire les vitrines dans l’ordre dans lequel les verront le visiteur : 


Qu’est-ce que nous sommes ?


Anselm Kiefer : Une des premières vitrines, celle installée au Nord sur le mur Est du transept, porte en titre l’extrait d’une phrase de Maurice Genevoix qui, le 25 septembre 1914, dit le sentiment des soldats, privés d’informations, et qui ont la sensation d’être les simples instruments d’une volonté supérieure incompréhensible : Qu’est-ce que nous sommes ? Des Français à qui leur pays a demandé de le défendre ou simplement des brutes de combat ? Je l’ai inscrite sur l’un des côtés de la vitrine. Dans le même passage, le même jour Genevoix précise : Nos soldats sont incapables de se résigner à ignorer soulignant ainsi l’incompréhensibilité de la condition humaine. Tout ça est absurde, ça n’a pas de sens. Moi aussi, je me le dis tout le temps. Plus encore l’éternelle interrogation sur le Mal, le Mal sans raison. C’est cela qui justifie la composition de la vitrine en deux registres comme une construction métaphysique, le domaine des dieux et celui des hommes et peut être du Diable.

Au début je voulais appeler cette vitrine Théodicée et j’y ai renoncé pour respecter le caractère justement laïc de ce lieu. Après j’ai pensé à Ordre des anges, mais je l’ai abandonné aussi. Néanmoins, le thème de la Théodicée c'est à dire de l'extraction de l'histoire du mal dans la religion, l’histoire et la philosophie y est en effet exprimé.


Sur le sol, la terre retournée peut rappeler une série que je fis plus tôt d’après une phrase de Victor Hugo chantant tristement Waterloo : Ce champ sinistre où Dieu mêla tant de néants /Tremble encore d'avoir vu la fuite des géants. C’est le champ de bataille, celui qui s’est gorgé de sang jeune à la place où nous avions chargé nos fusils et dressé nos baïonnettes comme le dit Genevoix. Ainsi, j’ai disposé les fusils de cuivre en pyramides comme il l’indique, mais surtout comme s’ils s’adressaient interrogatifs au ciel et, par terre j’ai renversé et brisé une chaise, dérisoire, comme s’il fallait que Satan soit mêlé à ce désastre. Au-dessus de ce paysage dévasté les linceuls, les vêtements souillés de terre, de la terre des tombeaux qui pourraient évoquer des nuages ou une ascension des morts, mais toujours sale, imparfaite, et sur cette nuée impure sont posées trois chaises. C’est bien sûr une allusion à la Trinité et donc à la Théodicée, l’expérience du silence, de l’absence de Dieu face au Mal dont nous parlions tout à l’heure.


Sur la face de la vitrine, une autre phrase de Maurice Genevoix : et la terre de France recouvre les habits verdâtres, les faces décomposées dont les yeux ne la verront plus, les grosses bottes pesantes qui plus jamais ne la meurtriront de leurs clous de fer. Les soldats français ensevelissent leurs adversaires allemands et dans ce geste l’ennemi n’existe plus, la mort réunit les victimes  du conflit, tandis qu’une troisième phrase, de Genevoix encore, manifeste l’attention à la nature consolante : l’heure est limpide…Je veux laisser pénétrer en moi.. Accepter les plus humbles parcelles de bonheur humain. L’attention que porte l’écrivain dans ces circonstances terribles à des beautés familières me fait penser à Rosa Luxemburg qui, en prison, contemple avec gratitude et affection une plante qui tente de pousser dans la saleté de sa cellule, se nourrissant de la poussière entre deux pierres.

 

Celles de 14, ceux de 14


Elle est installée exactement en face de Qu’est- ce que nous sommes. J’ai accumulé de grands livres de plomb et ainsi je maintiens la mémoire et dans ces livres j’ai glissé les noms ou les identités des soldats morts, sorte d’écho à un livre d’or dont j’ai entendu parler et qui recense tous les morts de 14 et j’ai mêlé à leurs matricules les noms de quelques femmes de 14. J’ai pensé aux femmes de 14, qui pendant la première guerre, je l’ai déjà dit à propos du tableau qui a le même titre, ont eu un rôle sans précédent, souvent admirable et qui a eu beaucoup de conséquences pour leur lutte pour l’émancipation. Nombre d’entre elles ont remplacé les hommes enrôlés dans l'armée en occupant des emplois civils ou dans des usines. Des centaines de milliers ont servi dans des fonctions de soutien, comme infirmière par exemple. Certaines ont participé aux combats. D'autres encore sont restées inconditionnellement pacifistes. J’ai lu sur leurs activités pendant la guerre, comment elles accomplissaient, dans les usines ou dans les champs, le travail des hommes et aussi le courage de celles qui ont lutté politiquement, résistantes ou celles qui sont devenues pacifistes comme Genevoix : Colette Reynaud, Louise Bodin, Marthe Bigot, Hélène Brion ou encore Madeleine Pelletier.


A l’horizon dans le fond de la vitrine, j’ai peint un champ d’étoiles dont les noms ou les numéros issus de l’Atlas Céleste font écho aux noms et aux matricules des morts que contient le livre. Cette équivalence entre les innombrables morts de la guerre de 14 et le nombre infini d’étoiles associe la finitude terrestre avec le cosmique dans un même mouvement de destruction et de création…mais les livres empilés sont en plomb, ce qui rend cette communication entre ciel et terre paradoxale, puisque le plomb est imperméable aux rayons cosmiques, mais cette obscurité absolue dans laquelle l’intérieur des pages retient son contenu peut muter, devenir transparente comme du cristal par une improbable alchimie. Bon, mais le plomb de ces livres comme celui du ciel de cette vitrine, c’est aussi la mélancolie, le métal de Saturne. Vous le savez, les livres, fabriqués ou sculptés, illustrés ou composés ou simplement lus, sont consubstantiels à tout mon travail.


La Voie sacrée


C’est la route, la route stratégique entre Bar-le-Duc et Verdun. Elle fut baptisée Voie sacrée par Maurice Barres, mais ce qui m’intéresse c’est plutôt la façon dont ce nom crée une tension entre sacré et horreur, l’horreur des combats et la création du mythe et ses connotations héroïques. Dans la vitrine, j’ai installé des blocs de béton, des barbelés et des blés qui se détachent sur ce fond, ce chemin du voyageur tracé dans un paysage ruiné. Les barbelés sont évidemment rouillés car ces conflits territoriaux sont terriblement anciens, immémoriaux même, mais ils barrent également l’accès au ciel et l’horizon très haut du chemin indique cet accès contrarié. Les blés sont ambivalents. Ils sont selon la métaphore familière, les vies moissonnées par la guerre, mais ils sont aussi fertilisés par l’horrible humus des morts. Ainsi ils peuvent signifier non pas une fin mais le début d’un cycle. J’avais pensé inscrire une phrase d’Henri Barbusse qui porte cette idée : "le beau temps...a fait miroiter une pensée. Les pierres sont posées, transfigurées dans cette renaissance. La beauté des rayons annonçait ce qui allait arriver et indiquait l'avenir naissant".


Mais les deux phrases que j’ai choisi d’inscrire sur la vitrine, empruntées au livre de Maurice Genevoix, s’opposent de cette même façon : « hier peut-être il était temps encore, nous aurions pu nous défendre, nous ressaisir… Aujourd’hui le mal a gagné... On ne peut pas réparer tout ce mal, il est trop tard, ça ne vaut même pas la peine d’espérer » et l’autre, qui évoque le foin moelleux où il ferait bon s’enfouir et qui donne une autre connotation à ce blé, celui d’une volupté apaisante. Cela montre comment le sens des choses change à chaque instant en une danse absurde. La moisson tragique des vies fauchées me fait aussi penser à l’ergot du seigle cette maladie qui fit des milliers de morts au cours des siècles. J’ai fait aussi des peintures sur ce sujet avec le blé noirci par le parasite.


Émanation


En face de ce désespoir face au mal qui gagne formulé par Genevoix j’ai choisi d’installer un champ de coquelicots. Les coquelicots poussent sur la fertilité de cette terre retournée, gorgée de sang, cet humus ignoble, j’ai même mis du fumier d’âne, sur lequel croissent, gracieux ces coquelicots dont le rôle est de dire le temps bref de la vie puisqu’à peine cueillis ils se plissent puis se fanent. Leurs taches rouges me font penser au Dormeur du val de Rimbaud :  Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine, Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.  Également à Où vont les fleurs, la très belle chanson interprétée par Marlène Dietrich : « Mais où vont tous les soldats du temps qui passe ? Mais où sont tous les soldats du temps passé ? Sont tombés dans les combats, et couchés dessous leur proie, Quand saurons-nous un jour, Quand saurons-nous un jour ? Il est fait de tant de croix, le temps qui passe, Il est fait de tant de croix, le temps passé, Pauvres tombes de l'oubli, les fleurs les ont envahies, Quand saurons-nous un jour, Quand saurons-nous un jour ?»

 

Leur fragilité s’oppose à la menace que diffuse peu à peu un ciel de plomb comme si celle-ci s’écoulait de cette surface grise. C’est simplement du plomb que j’ai fait fondre au chalumeau sur le sol de mon atelier et qui forme une flaque hasardeuse. J’appelle ces figures des émanations. Cette langue de plomb paraît hostile à la vie, comme une grimace du destin, une menace, aussi une géographie ; ces territoires source de tous ces malheurs. C’est peut-être la forme du coin de sol qu’il évoque et que j’ai transcrit sur la base de la vitrine :  J’apporte l’image du coin de sol où son cœur est resté... . En dépit de la menace, en dépit des morts, la vie même dans le terreau immonde de la guerre, reprendra et le cycle recommencera, c’est ce que signifie la phrase de Barbusse elle aussi sur le socle : La vie et le bonheur vont aussi recommencer... Il faut s’en aller... Je reviendrai pour m’occuper du début.

 

Pavot et mémoire


Ce sont les ruines, ce motif si courant dans l’art romantique en particulier et qui correspond aussi à des moments de ma vie. Enfant en Allemagne, je jouais avec les débris des ruines des bombardements. J’ai vu les ruines au Mexique reprise par la nature et je sais que c’est elle qui gagne.


Ici ce sont aussi les ruines de la guerre criblées de pavots c’est à dire de mémoire. Leurs formes déchirées s’opposent à la trame encore un peu régulière des fers du ciment armé. Comme dans tout ce que je fais cette sculpture surmonte l’opposition entre destruction et création ces deux actions inséparables en art. Les ruines sont la trace constante des civilisations, des batailles, bref, de l’histoire, les ruines sont l’histoire et les pavots criblent le béton comme des balles qui diraient : souviens toi, souviens toi, souviens toi. Le pavot c’est hallucinogène, l’opium, c’est une rêverie pourquoi pas, mais pour moi c’est Paul Celan, ce poète juif roumain qui m’accompagne toujours et qui a publié un recueil qui s’intitule « Pavot et mémoire » : Mohn und Gedächtnis qui a donné le titre de cette vitrine et dont le premier poème, Corona, se termine par : Il est temps que la pierre veuille fleurir, qu’un cœur palpite pour l’inquiétude. Il est temps qu’il soit temps. Il est temps. ». (Es ist Zeit, dass der Stein sich zu blühen bequemt,
dass der Unrast ein Herz schlägt. Es ist Zeit, dass es Zeit wird.)


Partir sans comprendre, cette phrase de Genevoix que j’ai transcrite sur la base de la vitrine, c’est le sens multiple qui pourrait résumer nos vies comme celles des soldats instrumentalisés ou mourant pour des guerres, pour des pouvoirs ou des causes qui nous restent absolument opaques : les caprices des dieux ou l’énigme du destin. L’absurde.


Bataillon


Ce bataillon installé dans le chœur du Panthéon j’ai l’impression qu’il se précipite vers l’entrée de la crypte du monument comme vers l’éternité. C’est une vision qui peut paraître dérisoire dans cette immense guerre dans laquelle l’industrie va jouer un rôle si funeste, cette première guerre des machines. Ces bicyclettes, sculptures que j’ai réalisées en cuivre de plomberie récupérée avec des pneus en corde, des fusils bricolés, tout ça s’oppose à la grande fabrique manufacturée, aux ateliers et aux usines de l’époque. Mais ces bataillons ont existé, Maurice Genevoix les fait intervenir à de nombreuses reprises dans son récit ils font de la liaison, le renseignement, le courrier, le ravitaillement. Les armées anglaise et allemande en ont eu, l’armée française crée des groupes d’estafettes, de commissionnaires, de chasseurs cyclistes qui dépendent de la cavalerie et participent aux combats. J’ai mis une espèce de haut-parleur pour l’information, un bidon de lait pour le réconfort. Vous me dites que les roues sont peut-être des symboles solaires ou des roues de fortune ou d’infortune, pourquoi pas, toutes les interprétations me font plaisir. Beaucoup de ces vélos portent du foin, préparent la nuit moelleuse, odorante, ou mortelle.  Le bataillon se déplace devant un immense champ de blé traversé par la même route que vous voyez souvent dans mes peintures et qui va jusqu’au ciel.  Champ de blé. Je n’ai pas ajouté les faux, ç’aurait été trop direct, mais on comprend bien que la faucheuse rôde. C’est elle qui apparaitra dans le poème de Paul Celan qui est inscrit sur l’horizon : Aus Herzen und Hirnen / sprießen die Halme der Nacht / und ein Wort, von Sensen gesprochen, neigt sie ins Leben. Des cœurs et des cerveaux/poussent les épis de la nuit /et un mot, parlé par les faux /les incline vers la vie…


Jean de Loisy : Pascal Dusapin, comment visualisiez-vous cette œuvre pendant sa conception ?


Comme par synesthésie, j’ai souvent une perception très visuelle de ma musique. Au Panthéon, avant même d’écrire je voyais des lignes, des trajectoires, des orbes, puis j’ai composé et j’ai cherché l’agencement des formes, leur genèse, leurs mutations leurs métamorphoses. J’ai souvent écrit, dans le Panthéon lui-même, dans la solitude, en l’absence des techniciens. J’ai voulu que les voix demeurent absolument naturelles sans aucune manipulation électronique, qu’elles soient l’expression la plus profonde de l’humain mis en symbiose sonore avec le lieu. Je n’ai pas voulu d’artificialité, ni aucune mutation du matériau vocal que j’ai gardé dans son essence même. C’est quasiment le sens de ce lieu que de restituer intacte l’expérience humaine de ceux qu’il honore. Donc, rien de ce qui exprime le vivant— pour moi les voix— ne doit-être grimé. Cette polyphonie vocale est extrèmement technique, de façon presque inimaginable dès lors que l’on sait que l’intelligence artificielle intervient exclusivement sur le montage. Parfois des sonorités naturelles avaient une connotation électronique et, bien que ç’ait été un hasard créé par la conjonction de verticalités, je les ai supprimées. J’ai apporté le même soin à ma polyphonie que le faisaient le grand Pérotin, Guillaume de Machaut ou William Byrd pour leurs grandioses architectures sonores.


Comme je l’ai dit plus haut, ce monument est un lieu dont la résonance est très complexe, ce qui le rend passionnant ! L’espace acoustique parfois résiste, alors, j’écoute le bâtiment, je ne l’affronte pas, il me fait ajouter des choses, il fait des cadeaux aussi. Il est possible par exemple d’y faire cohabiter des signes, des accords si vous préférez, antinomiques. Là, j’ai pu utiliser des éléments extrêmes harmoniquement, et moi qui pourtant ait un comportement strictement mental quand je compose, j’ai dû parfois faire des simulations de systèmes harmoniques, en binaural, avec mon fidèle ami et ingénieur Thierry Coduys pour vérifier les sensations produites. Il fallait travailler entre silence et souvenir. C’était à la fois le sujet de Ceux de 14 et presque une définition de la musique, cet énorme effort pour parvenir à une juste vibration de l’air.



7 novembre 2020

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