Article Médiapart sur Barjac



Dans le Gard, une pauvreté ordinaire est oubliée des politiques

De notre envoyée spéciale dans le Gard


« Les manifestations du désastre économique en milieu rural ont moins d’impact que quand le 93 s‘enflamme, parce qu’ici, on ne brûle pas de bagnoles ou de poubelles », résume Madjid Taïbi, derrière son comptoir. Serveur au bar le Chêne Vert, à Barjac (Gard), un peu plus de 3 000 habitants, cet Algérien, en France depuis 34 ans, entend bien des histoires de misère sociale et de détresse humaine.





Ici, entre le bourg fait de vieilles maisons de pierre, le château et les remparts, la pauvreté se niche. Moins médiatique, plus silencieuse. Tellement peu visible que, quand les politiques en campagne électorale s’intéressent aux classes populaires, c’est le plus souvent en milieu urbain. Quand ils font un déplacement, c’est en banlieue dite « difficile ».

Pourtant, contrairement à une idée reçue, les ruraux sont « plus souvent pauvres » que les urbains, selon une expression de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), dans un rapport de septembre 2009 (télécharger sous l'onglet Prolonger). Selon l’Igas, en 2006, le taux de pauvreté monétaire moyen dans l’espace rural était de 13,7 % contre 11,3 % dans l’espace urbain. En outre, dans plus d’un tiers des départements de France métropolitaine, le taux de pauvreté dans la population rurale dépasse 19 %, notamment en Languedoc-Roussillon.

L’exode rural a laissé place à l’exode urbain. « La gentrification des villes fait que les gens viennent dans des culs-de-sac ruraux, explique Edouard Chaulet, maire communiste de Barjac et candidat aux législatives pour le Front de gauche. Nous avons beaucoup de familles paupérisées qui nous prennent notre temps et notre peine. La campagne est de plus en plus un lieu de refuge pour les gens pauvres. »

Dans le Gard, Marine Le Pen s'est imposée en tête du premier tour, avec 25,51 % des voix, un de ses meilleurs scores départementaux. Ici, le vote FN semble être un mélange entre rejet de l'immigré et préoccupations économiques et sociales. « Les gens justifient leur vote en parlant des “Arabes” qui viennent pour les aides sociales, rapporte Madjid Taïbi. Mais ils oublient que ces “Arabes” ont combattu aux côtés des Français contre le nazisme. »

« De la bouche même d’un de mes clients, le plus gros problème des Français, c’est le pouvoir d’achat, l’emploi et le logement. La sécurité n’arrive qu’en quatrième position. Alors que le débat de l‘UMP s’oriente comme si les Français avaient tous du boulot, étaient très bien logés, et avaient un pouvoir d’achat exceptionnel », renchérit Madjid Taïbi.

Filippo Marasa, 50 ans : « On survit, on ne fait pas d’excès »



C’est en partie pour cette raison – un coût de la vie moindre – que Filippo Marasa s’est installé ici avec sa famille. À 30 ans, il était responsable du personnel dans une société de nettoyage industriel et des espaces verts, à Trappes, en région parisienne. Une cinquantaine de personnes à gérer, un bon salaire et une vie à 200 à l’heure.

Vingt ans plus tard, à presque 50 ans, la vie et ses accidents le clouent un peu à sa chaise. « Je suis en invalidité après avoir eu huit opérations et maintenant j’ai deux prothèses de genoux, explique-t-il. On m’a dit que je ne serai plus capable de travailler. » Au bourg, on l’appelle le Sicilien, rapport à ses origines. Il vit d'une pension d'arrêt maladie depuis près de deux ans et devrait basculer en invalidité ensuite.

Sa femme, Patricia, 34 ans, fait des petits boulots. Des heures de ménage ici, des gardes d’enfants là. Rien de mirobolant. Avec trois enfants à charge et moins de 1 500 euros par mois pour vivre, la famille se situe sous le seuil de pauvreté (fixé à à 2 003 euros pour un couple avec deux enfants). « On survit, on ne fait pas d’excès », dit simplement Filippo, en parcourant l’appartement des yeux, un quatre-pièces dans un H.L.M. situé en contrebas du centre-ville.

La décoration est soignée, mais elle masque mal les peintures défraîchies. Autour d’un café, Filippo parle du prix de l’essence. Il ne s’en remet pas : « Un euro cinquante le litre ! Vous vous rendez compte : dix francs ! » insiste-t-il. Filippo possède une voiture, achetée d’occasion, il y a déjà onze ans. Elle leur est indispensable pour se déplacer et emmener tous les dimanches soir leur grande, Cristina, 11 ans, en internat à Saint-Ambroix, à seize kilomètres.« Elle était trop difficile, on a demandé au juge de la placer. On a toujours la tutelle, mais on a demandé de l’aide, parce qu’on ne s’en sortait pas », confie-t-il. Les deux plus jeunes, Maria et Michelangelo, font une apparition pour embrasser leur père et vont se coucher.

« On m'a fait comprendre qu'à 45 ans, j'étais trop vieux pour une reconversion »

Si l’essentiel est déjà difficile d’accès, alors le superflu… Il énumère les privations. Vacances, cinéma, restaurants : des loisirs qui sont rarement à la portée de la famille. « On emmène les enfants au McDo, peut-être une fois par mois. » Mais il ne se plaint de rien.« On a un super village. Il s’est embelli depuis trente ans. Et puis ici, il y a le soleil. L’été, c’est comme si on était en vacances. Pourquoi est-ce qu’on irait ailleurs ? »

Depuis six ans qu’elle est installée dans le Gard, la famille est sortie une fois du département, pour aller dans la Sarthe, où vit la famille de Patricia. Mais le nord, où a grandi Filippo, impossible. « Le trajet est trop long en voiture pour mes jambes, et ma femme n’a pas le permis, justifie-t-il. Et le train, c’est beaucoup trop cher ! »

Filippo vit des aides sociales, « auxquelles [j'ai] droit, [j'ai] cotisé pendant 30 ans ! ». Le discours sur l’assistanat lui semble insupportable. Le référendum proposé par Nicolas Sarkozy sur la formation professionnelle des chômeurs ? Il sourit d’un air entendu. Et raconte comment, avant d’être déclaré dans l’incapacité de travailler, au chômage, il a voulu se reconvertir : « J’ai été convoqué par l’ANPE quelques fois et on me faisait comprendre qu’à 45 ans, j’étais trop vieux pour faire une reconversion. Je sais pas si à 45 ans on est trop vieux, mais bon... Après, on m’a proposé une formation à Montpellier, et vu mon état de santé, je ne me voyais pas faire la route Barjac-Montpellier tous les jours. Il aurait fallu trouver à se faire héberger sur place… Financièrement, c’était pas possible. »

En 2007, il a voté Ségolène Royal par rejet de Nicolas Sarkozy.« Je ne l’ai jamais aimé. » Cette année, il a envisagé Jean-Luc Mélenchon, « car c’est le candidat le plus près du peuple, contrairement à Sarkozy ». En 2002, le Gard est un des départements où Jean-Marie Le Pen fait son meilleur score au premier tour avec 24,85 %. À Barjac, il arrive en tête avec 17,8 % des suffrages. Mais jamais Filippo ne pourrait voter pour les Le Pen, qu’il qualifie de « xénophobes ». « Pour moi, ce n’est pas un politicien. »

Filippo n’est pas loin de penser que, de gauche ou de droite, les politiciens sont tous les mêmes. Il cite Jospin – et ne peut empêcher de laisser échapper un petit rire – qu’il a vu lors d’un meeting en 2002, dans la Sarthe, et dont il rappelle qu’il a conduit des privatisations. Désabusé, il attend peu de choses de ces élections. Il s'inquiète surtout pour l'avenir de ses enfants. « On essaie de leur donner le maximum, mais ce n'est pas simple de faire avec si peu. »


Antoine, 49 ans : « C'est une campagne extrêmement virulente »

Antoine (1) est en colère. Quelques jours auparavant, il a entendu Nathalie Kosciusko-Morizet, la porte-parole de campagne de Nicolas Sarkozy et ancienne ministre de l'environnement, parler du chauffage au fuel sur France Inter. « Elle a dit que “remplir sa cuve à fuel”, c’était quelque chose de perdu car ce n’était pas une énergie renouvelable, explique-t-il. Mais comment on se chauffe ? Quand tu loues une maison et que tu as une chaudière au fuel, il faut bien te chauffer. » L’affaire peut paraître anecdotique, mais pour Antoine, qui parle d’une voix calme, elle est révélatrice de la déconnexion totale des politiques à la réalité des gens.




Antoine a atterri à Barjac après une vie de voyageur. D’abord la Guadeloupe pour monter une galerie d’art, puis le Mali pendant dix ans pour gérer un hôtel-restaurant. Mais, à la fin des années 1990, il apprend qu’il est séropositif. Il rentre en France. Ce dimanche, comme souvent, il vient boire un café au Chêne Vert. Celui-ci est quasi désert. Pas question de nous emmener chez lui, «[sa] tour d’ivoire ». La maladie a changé plusieurs choses. Il y a les effets secondaires des médicaments. Il y a aussi « cette femme qui vous intéresse et à qui il faut le dire avant ». Et puis les réactions, sinon de rejet, de crispation, rares, mais bien là. Stéphane vit avec bien moins de 1 000 euros par mois, en cumulant l’allocation Adulte Handicapé et l'argent que lui envoie sa mère.

C’est en 2002 qu’il rentre du Mali pour s’installer à Barjac. 2002 et l’onde de choc, « le coup de bambou » face à un Jean-Marie Le Pen qualifié pour le second tour. « J’ai pleuré devant ma télévision. » Lui qui militait dans les années 1980, qui collait des affiches pour Mitterrand. Aussi dimanche a-t-il voté utile.

Antoine suit la campagne électorale avec attention, devant son ordinateur et sa télévision. De son point de vue, le « tout sauf Sarko » est très fort. Et à juste titre : « Sarkozy, c’est le copinage. C’est le bling bling, l’acharnement, l’omniprésence, l’omniprésidence. Il a dit il y a peu de temps “je ne serai plus omniprésent comme président” : il a peut-être enfin compris qu’il fallait donner un peu de pouvoir à ses ministres. » Il regarde dehors, longuement, comme si le quinquennat défilait devant lui.« Je trouve que les choses ont mal évolué en cinq ans de présidence Sarkozy. Il a joué le “diviser pour mieux régner”. Il faut réunir, et pas diviser. » Il trouve que cette stratégie se ressent dans la campagne, qu'il qualifie de « virulente ».

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