chez Kiefer



Rendez-vous est donné au cimetière : il existe des lieux de rendez-vous moins assurés et en l’occurrence, moins beaux. Le cimetière de Barjac qui cueille l’ardéchois au sortir de son Ardèche protège bellement ses morts. D’abord par les pinceaux de ses cyprès nombreux, mais aussi par un mur de pierre sèche entre enceinte et rempart. Récemment, un parvenu décomplexé installé dans l’immédiat voisinage a enclos son domaine de plaques de béton anti-bruit : les morts en profitent et s’en amusent parfois. Nous longeons le béton du Trimalcion local puis tournons à gauche pour aborder le terre-plein du cimetière déjà empli de quelques voitures et de gens hétéroclites. Vous serez ajoutés à un groupe de festivaliers, m’avait dit notre Ariane. Le festival d’été a changé de nom cette année : sacrifiant à la mode du jeu de mots que les gros titres de Libé ont répandue sans peur des conséquences, il a quitté son nom charmant de Chansons de Paroles pour un autre à paillettes, Barjac m’en chante. Si bien que les festivaliers ici rassemblés se rattachent encore aux deux noms, les vieux babas-cools enthousiastes et végétariens de naguère, les bobos écolos bronzés à shorts échancrés puisque cette année le short a triomphé avec ou sans cellulite et capiton. Le guide prend en main son public : un guide prestigieux, le maire lui-même, ami de l’artiste, qui encadre cette visite unique d’un lieu unique. L’homme sait y faire : la jovialité distinguée, une anecdote qui en réalité donne le ton, et des recommandations précises. Je me souviens d’avoir été prévenue de la sorte dans les discours officiels à l’arrivée de différents postes à l’étranger : vous serez la vitrine de la France, tâchez de vous en souvenir en toute occasion. Ici, près des morts paisibles dans leur enceinte ombragée, le guide-maire nous rappelle que nous sommes nous aussi des élus mais tolérés dans un lieu où nous ferons bien de passer en silence et dans la discrétion. Et nous voilà partis en cortège, suivant non un corbillard qui se serait trompé de cimetière mais la voiture de notre guide. L’artiste habite au-delà des morts, dans un quartier appelé la Ribote. La ribote de Rimbaud ou Zola, soûlerie des pauvres le jour de la paie ou débauche crapuleuse, le nom semble mal convenir à la colline qui s’élève devant nous entre chênes verts et garrigue. Nous nous garons le long d’une voie étroite en cul-de-sac : la propriété protégée de barbelés est équipée de caméras et d’un impressionnant portail en métal plein qui s’ouvre lentement puis se referme sur nous. Enfin dans la place ! J’ai beaucoup tourné autour de la Maison Kiefer. En courant d’abord : mon circuit de footing longe sur un bon kilomètre le domaine de l’artiste, et je vois depuis des années, soit fraîche et dispose parce que je viens de commencer ma boucle, soit suante et essoufflée puisque le but est proche, les tours penchées et la haute silhouette de l’ancienne magnanerie. Et puis par les livres, bien sûr : le Anselm Kiefer de Daniel Arasse, et les conférences au Collège de France données par l’artiste. Quand on court et que l’art de Kiefer devient la ligne d’horizon où poser les yeux pour oublier le genou droit et les cervicales en attendant la montée d’adrénaline, les blocs empilés dans un équilibre inattendu entrent sans brutalité dans le cerveau par le regard comme partie attendue du paysage, paysage d’ailleurs assez quelconque, une étendue plate entre vignobles, champs de fourragères et parcs à moutons dominée par la colline Kiefer. Un peu en hauteur, les empilements et la masse hostile de la fabrique me sont devenus familiers et m’agacent tout autant, comme ces voisins dont on connaît les moindres habitudes mais qui restent opaques faute de leur avoir jamais parlé. Mais avec les livres, les vrais livres, pas ceux en plomb avec des pages en plomb qui habitent les œuvres de Kiefer, j’ai découvert un tout autre aspect du domaine de Barjac. Dans la conférence intitulée Barjac du 29 avril 2011 et prononcée comme introduction à la visite de cet atelier, Anselm Kiefer à la mode allemande de franchise qui se moque de la politesse c’est-à-dire de l’hypocrisie des Français énonce des vérités indigestes pour l’autochtone ou le résident de cœur : »…this landscape has not inspired a single one of my paintings », « As there was nothing to see on the surface here, I went underground ». Ainsi donc, 1. Il construit le paysage puisque le paysage existant ne l’inspire pas 2. Là où les peintres sont venus pour la lumière, lui choisit de creuser des galeries sous terre, rejoignant les mineurs de charbon d’Alès. L’Anselm Kiefer de Daniel Arasse, p304, ed Regard, aborde un sujet qui me touche : le rapport de l’artiste avec les mots : »Classique, l’art de Kiefer l’est aussi par la relation étroite qu’il entretient avec l’ordre du discours, avec les mots, le verbal, le littéraire ». Dire de l’œuvre de Kiefer qu’elle est classique peut sembler une provocation si on ne pense qu’aux livres en plomb et aux tours penchées. Mais écrire et citer de la poésie en l’incorporant, au sens propre, à la matière de tableaux, nous voilà bel et bien dans les canons d’Horace ut pictura poesis. A vérifier sur place, me disais-je naguère. J’y suis. Essayer de rester fidèle à ce qu’on ressent vraiment, l’affaire n’est pas simple. La porte d’airain qui se referme lentement : « Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance » appelle l’enfer de Dante mais aussi la porte des Camps de la Mort. Certes il fait chaud en ce début du mois d’août, mais l’Enfer n’est plus que les autres et les Camps ne regorgent plus que de touristes en mal de sensations. Premier choc : les chapelles blanches, hautes, aux terribles portes, d’airain elles aussi, hautes elles aussi s’ouvrent chacune sur une œuvre souvent gigantesque qui s’épanouit dans son mausolée. Le ton est donné : matière froide, blancheur, dimensions imposantes. Nous nous taisons, pour écouter les commentaires du guide mais aussi matés par les proportions. Après les chapelles, la descente dans les entrailles de la terre : fraîcheur agréable, queue leu leu dans les boyaux ocre et brun. La lumière distribuée par des orifices qui relient à la surface est parfois relayée par un éclairage basique : ampoules nues pendant aux fils. On arrive dans des grottes saignées et éraflées par les griffes des machines, où la terre s’est écoulée en lave caillouteuse. Ou alors à un dortoir de plomb pour les femmes de la Révolution qui ne sont là que leurs noms affichés au-dessus de leurs lits respectifs. Voilà un exemple d’écriture, qui n’est pas une citation de poète : ce qui me frappe, c’est l’écriture de l’artiste, lettres formées avec application, comme un maître d’école ou un bibliothécaire à l’ancienne avec de temps en temps une violence qui s’échappe de la boucle d’un o ou de majuscules vengeresses. Et les femmes ? parlons des femmes. Dans notre groupe, il y a deux jeunes filles en shorts, de ces shorts à la fois courts et larges qui sont à la mode cette année. En remontant par l’escalier métallique assez abrupt qui nous éloigne du dortoir des Femmes de la Révolution, elles sont toutes deux en haut et d’en bas, j’ai une vue attendrissante et impudique sur la jonction entre hauts de cuisses et fesses. Or les femmes de Kiefer ou sont absentes, comme celles de la Révolution, ou sont représentées par leurs seules robes, décolletées à la mode du XVIII ou XIX siècles, serrées à la taille, mais avec une ampleur en-dessous qui masque toute évocation de cuisses, de fesses et même de pieds. Elles n’ont ni pieds, ni fesses, ni cous ( femmes de la Révolution Française décapitées surtout quand elles étaient révolutionnaires) ni têtes. En guise de têtes, de cous et d’encolure, des livres en plomb. Les filles en shorts regardent sans frémir, elles en ont vu bien d’autres sur leurs téléphones portables. Rendus à l’air libre, nous naviguons d’une serre étouffante à l’autre. Les femmes sans tête me suivent, m’empêchent de respirer. Heureusement, il y a aussi des arbres, chênes, oliviers. Dans une clairière, un gros caillou sert de piédestal à une pile de livres en plomb. Et voilà enfin les empilements, nombreux, semblables et pourtant différents, en équilibre aléatoire et encore debout cependant, offrant leurs fenêtres sombres contre le ciel trop bleu. A les regarder d’ici en levant le visage, ils entrent dans du déjà vu, les ruines préservées des grands hôtels de Beyrouth, et d’ailleurs toutes les ruines qui ne sont émouvantes que pour des romantiques. Midi roi des étés, dit le poète de la Marseillaise, roi donc tyran qui assomme l’homme et la nature. Et même midi et demi, la troupe est épuisée, seul le leader massimo en tête du peloton qui se traîne garde encore l’énergie suffisante. Assez d’art, de chocs visuels, de déambulation, regagnons nos voitures. Les deux jeunes touristes le font elles aussi, leurs nez minces pointés en l’air vers leurs portables pour les selfies indispensables : telles les deux filles de la Famille Fenouillard, Artémise et Cunégonde, emportées dans la manie paternelle des voyages. Et vint l’automne. Au hasard de mes lectures et relectures, Kaputt de Malaparte : ce faux italien, ce faux fasciste raconte le front russe en compagnie des troupes allemandes : « et je voyais naître au fond des yeux éteints des soldats et des officiers allemands, la tache blanche de la peur ; je voyais la tache s’élargir petit à petit, grignoter la prunelle, brûler la racine des cils ; et ces cils tombaient un à un comme les cils jaunes des tournesols ». Partout ensuite, en Finlande, en Suède, les champs de tournesols, d’abord jaunes puis noirs et brûlés accompagnent le récit de la déconfiture allemande. Jusqu’au moment où Kurt dit Curzio, caché dans un champ de tournesols, est pris de panique en entendant un bruit sec et obstiné qu’il croit être celui d’armes qu’on recharge : or ce ne sont que les tournesols qui s’ouvrent aux premiers rayons du soleil. Brusquement les tournesols obsessionnels d’Anselm ont rejoint les tournesols tantôt effrayants tantôt effrayés de Malaparte. Je ne regarderai jamais plus un champ de tournesols de la même manière.

 Elizabeth Marcon




Commentaires

Michèle Gaussin a dit…
Je viens de découvrir ce texte, formidable, un vrai plaisir, mais une question: La Ribaute que l'on retrouve souvent sur les panneaux de signalisation ne serait elle pas la "ribe haute ", le quartier haut? la côte?