Déportation: le souvenir, l'éducation, la vigilance à Barjac
| 26 avr. 2021 23:42 (il y a 2 jours) | |||
J’ai rencontré Jackie et Jean Talouarn à l’occasion de ma première programmation au Festival de Barjac en 1996. C’est chez eux qu’il était prévu que je sois hébergé. Avec l’un comme avec l’autre, le courant est passé immédiatement. Leur gentillesse, leur hospitalité, leur intérêt pour mes chansons me sont allés droit au cœur. Très vite je me suis trouvé de nombreux points communs avec Jackie. Des ponts de fraternité. Le même engagement politique bien sûr, mais surtout son histoire. N’ayant, à regret, jamais pu parler avec mon père de la guerre civile espagnole, peut-être ai-je senti inconsciemment que je pourrais me rattraper en creusant ma relation avec elle. Son histoire et celle de mon père, bien entendu, n’étaient pas les mêmes, mais je sentais que ces deux êtres avaient été projetés dans un cyclone qu’ils n’avaient pas choisi et que leur engagement pour de si nobles causes que celles de la République pour l’un et de la Liberté pour l’autre, seraient lettres mortes si personne derrière eux ne prenait le relais de leur combat. Au fond, la Résistance au franquisme pour l’un et au nazisme pour l’autre les unifiait sans qu’ils aient pu un jour se rencontrer. Ainsi, chanter inlassablement la mémoire de mon père oublié par l’Histoire faisait directement écho à l’opiniâtreté et l’obstination de Jackie à rencontrer les jeunes dans les lycées pour que la mémoire du camp de Ravensbrück reste présente le plus longtemps possible avant qu’elle n’entre définitivement dans l’Histoire.
Moi qui ai toujours eu un profond respect pour les vieilles personnes, je n’ai jamais compris comment j’ai pu tutoyer Jackie avec autant de facilité et aussi rapidement. J’étais frappé par cette impression assez violente que non seulement elle n’avait jamais dû être vieille mais qu’elle ne le serait probablement jamais, même à quatre-vingts ans passés, tant qu’elle garderait en elle la nécessité de ce devoir de mémoire. Je garde encore en moi son sourire merveilleux d’éternelle adolescente et surtout cette incroyable force vitale qui l’habitait, un désir de survie qui accompagnait chacun des actes de sa vie. Elle avait une lucidité sur sa personne, son parcours, les compromis du temps, une générosité naturelle qui me touchaient en plein cœur. Un soir elle me montra une photo sur laquelle elle apparaissait, jeune, éblouissante de beauté sur un char. Elle levait le poing je crois. Cette photo la faisait beaucoup rire. Je ne crois pas qu’elle ait eu une seule fois l’impression d’être une héroïne de la Résistance.
Et puis un jour que nous étions dans son jardin, elle me montra une rose. Elle m’expliqua que c’était la rose Résurrection créée spécialement pour rendre hommage à toutes les déportées de Ravensbrück. « Nous aimerions que ce soit toi qui écrives et composes l’hymne de la Rose Résurrection » me dit-elle avec plus de malice que de solennité. Comme nous plaisantions souvent ensemble, cela m’amusa d’abord. Et puis au bout d’un moment, je me rendis compte qu’elle était très sérieuse. Non seulement je n’avais jamais été sollicité pour écrire des choses pareilles, mais soudain défilèrent dans ma tête tous mes aînés tant admirés : Léo Ferré et ses Anarchistes, mais surtout Jean Ferrat, orfèvre en la matière, avec Nuits et brouillards. Très vite je me rendis compte que le cahier des charges pour écrire un hymne était énorme. Il fallait surtout écrire simple sans être simpliste, mais la plus grande difficulté résidait dans le fait que le texte ne devait supporter aucune ambiguité sur le propos. Il fallait qu’il n’y ait qu’un seul sens possible et qu’il soit le bon, c’est à dire tout le contraire de ce que je m’évertue d’écrire depuis toujours ! En effet, écrire de la poésie pour moi, c’était d’abord et c’est encore jouer sur la polysémie, proposer des textes ouverts à plusieurs interprétations, densifier les images en multipliant les entrées, les possibles, etc.,Très flatté d’avoir été choisi et cependant un peu terrorisé à l’idée de ne pas pouvoir y arriver, j’acceptai à condition que chaque mot de la chanson soit validé par Jackie.
Quelques semaines plus tard, je vins lui faire écouter la première mouture enregistrée avec mon ami pianiste Alain Bréhéret. J’attendais son avis qui ne vint pas immédiatement.
« Il y a quelque chose qui te gène ? »
Silence.
« C’est le texte ? La musique ?
– Non la musique c’est très bien…
– Alors qu’est ce qui ne va pas dans le texte ?
– Eh bien c’est le refrain. Tu as appelé ta chanson « Ravensbrück ». Et quand tu chantes le refrain avec le mot Ravensbrück, ça va pas. On dirait que c’est comme si on était nostalgique de ce temps-là. Ravensbrück c’était l’horreur, tu n’imagines pas à quel point… Les sœurs ne vont pas aimer…
– Les sœurs ?
– Oui, c’est comme cela qu’on s’appelle entre nous. Il y a quelque chose de très fort qui nous unit et qui perdure depuis que nous sommes rentrées. »
Au fond de moi, je savais qu’elle avait raison. Il me fallait trouver un autre refrain qui collât avec la musique. Un vers de trois pieds pour remplacer le nom du camp. Et de préférence qui contienne le mot « sœur ». C’est comme cela que le titre « Sœurs d’amour » est venu assez naturellement. Je m’en voulais de ne pas y avoir pensé tout de suite.
De mémoire de chanteur je ne crois pas avoir eu autant le trac que lorsque j’ai chanté cette chanson en public pour la première fois à l’invitation qui m’a été faite pour le Congrès des anciennes déportées de Ravensbrück à Nîmes, le 13 septembre 1997. Elles étaient toutes là devant moi… J’ai donné mon récital et je savais que je devais terminer avec cette chanson. Pendant tout le tour, je ne pensais qu’à ça. Le moment venu, j’ai senti une force incroyable devant moi. Elle était dans tous les yeux de ces femmes qui me regardaient, ces mêmes yeux qui avaient vu l’horreur pour de vrai. Elle étaient toutes là, devant moi, vivantes. Survivantes. Debout. Je dois dire que je n’en menais pas large. Jackie était là. Elle me regardait de ses grands yeux clairs. Il y a quelquefois des adéquations, des instants magiques, des évidences. C’est cela qui se passait en moi à ce moment-là à un point que je n’ai jamais plus ressenti par la suite. Jackie m’avait permis de vivre cela. Elle donnait du sens à ce que j’écrivais.
Oui, il est des personnes rares et exceptionnelles qui comptent dans une vie.
Jackie Talouarn fut de celles-là.
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