Quand les flocons des mots surpassent les pixels des photos

Jean Michel Maulpoix


 Jardin sous la neige


Je m'en retourne à mes jardins d'hiver.

La saison n'y est pas si froide.

L'hiver est une maison de verre. On ne voit plus briller dans les arbres ce vieil or, cet oranger et ces bruns chauds, ce jaune vif et ce rouge d'automne qui accrochaient encore aux branches un peu du soleil et des désirs de l'été, quelque chose comme la lumière tardive de l'amour. À présent, le grand tilleul est d'un noir nu : un tronc et quelques branches, de pauvres raisons d'être. Mais il y a encore, jusqu'au cour de l'hiver, dans les nids déserts des oiseaux, les brindilles de leur chant et la mémoire de leurs envols. Désormais, il faut s'obstiner à chercher dans les mots un peu de chaleur, puisque c'est par là que passent les choses humaines, les joies et nos affaires de cœur. Il y a toujours dans la langue matière à consolation et dans le poème la promesse d'un printemps. Quoi que l'on fasse, où que l'on soit, c'est ainsi : il reste une porte ou une lanterne, si faible soit-elle, pour garder allumée dans l'œil sa lueur.


Par ici, la neige se fait rare. Je ne me lasse pas d'attendre son retour. Et lorsqu'elle survient, ne fût-ce que durant quelques heures, juste le temps de virevolter un peu, sans prendre la peine de s'établir, de couvrir et d'enchanter le paysage, réduite au vol d'une poignée de flocons, c'est comme si un temps d'enfance m'était rendu pendant l'exacte durée de sa chute, et avec lui une espèce de tendre chaleur enveloppant la saison froide et ses vieux os. Car c'est bien de cela qu'il s'agit : d'une neige imaginaire, qui n'est autre que le songe lui-même, prenant forme matérielle ; une blancheur qui vole et qui tombe, sans un bruit, puisque à la différence de la pluie la neige apporte avec elle le silence et le donne à entendre. Écoutez, je vous prie ! Tendez l'oreille. Il se pourrait qu'en essayant de percevoir le silence de la neige vous entendiez ce bruit de source que fait l'amour dans votre cœur.


Non, je n'ai jamais autant attendu la neige. Et ce n'est plus à présent avec l'impatience de l'enfant collant le nez contre la buée de la vitre et pour qui cette neige est promesse de jeux et de féerie, mais comme une chose grave, ou comme un être, une parole à laquelle on veut croire, un soulagement de la solitude, la fin d'un abandon... Je guette dans l'air gris devenu plus blanc, plus laiteux et plus dense, le moment où elle va enfin se déclarer et se décider à tomber, et j'observe le progressif épaississement des gouttes de pluie, la conversion de la transparence en blancheur : ce pourrait être comme l'apposition miraculeuse d'un baiser sur des larmes, et l'apparition peut-être, dans ce rideau de froidure, d'une imperceptible silhouette de fée blanche qui appelle d'une voix douce et dont la robe claire un peu froissée fait des plis sur le sol ; mon frisson d'hiver.


En effet, il y avait eu naguère, aux alentours de Noël, dans une calme maison de province, ce regard fiévreux d'enfant derrière la fenêtre, ébloui par un vol d'abeilles blanches. Non, ce ne pouvait pas être du froid, ce miracle qui tombait d'en haut sans un bruit, avec un mouvement si lent et si paisible, mais plutôt quelque chose qui ressemblait à de l'amour, un cadeau du ciel, un don mystérieux du vent et de la nuit, un bienfait dont on était tout près de croire qu'il n'appartenait pas à la réalité de ce monde, tant il paraissait magique.


Le silence aspire à se dire. Il lui faut une voix : cela s'appelle neige ! Est-il un plus pur et plus juste linceul, capable de garder dans ses plis l'être perdu avant de le rendre à la terre et à ses vermines ? Est-il autour du disparu des cierges plus brillants que ces chandelles de glace dont la flamme n'est qu'une goutte d'eau saisie sur le vif ? Est-il un cortège plus exact que ces pas d'oiseaux ou de petits rongeurs en quête de pitance à travers la blancheur ? Est-il plus puissante musique que le vent, et un feu qui brûle davantage que la neige ?


— La neige semble faite pour dresser l'oreille dans la nuit. Qu'y donne-t-elle à entendre ? Serait-ce le chuchotement des ombres de celles et de ceux qui ont disparu ? La voix de la mère, quand elle se penchait au-dessus du berceau blanc et chantait pour chasser la peur et ouvrir un chemin tranquille vers le sommeil ?


— Les mots désormais lui sont difficiles. Ils portent plus de froidure que de chaleur !


— A moins que ce ne soit le vent d'hiver qui les disperse…


— Quelle est cette saison froide qui entraîne sa parole vers des confins glacés ? N'est-ce qu'une usure du temps ? Le cœur qui ralentit ? Ou seulement de vieilles phrases imprimées dans des livres dont l'encre a gelé et dont nul ne parviendra plus à tourner les pages.


— La neige résiste au malheur. Prenez le temps de l'observer quand elle fait mine de tomber. Elle est la seule qui accepte aussi légèrement, avec autant de docilité et de grâce, l'idée même de la chute, la seule qui s'y résigne ainsi, sans aucune espèce de souffrance, et comme avec bonheur ! Elle consent, elle appelle sans bruit à la rejoindre.


— Les mots du poème, parfois, ont cette manière paisible de courir à leur perte...


Écrire, c'est encore marcher lentement dans la neige...


- N'oubliez pas de regarder vers l'intérieur, la nuit, quand vos yeux ont commencé de se fermer, aux abords du sommeil : vous verrez tomber derrière vos paupières de belles neiges blanches, semblables à de petits papiers où seraient écrites vos histoires d'amour.


La saison froide fléchit sous le poids de la neige et les assauts du vent.


Ce ne sont pourtant que de pauvres cheveux et de soudaines bourrasques de souvenirs.


Corps et pensée ont leurs saisons qui n'ont lieu qu'une fois.


L'hiver qui survient n'est suivi d'aucun printemps.


Cœur et mémoire se décolorent !


L'intérieur de la tête, lui aussi, se couvre de neige !


Elle protège les blessures, dissimule les fatigues, ourle les reliefs et feutre les voix.


C'est un blanc manteau de nuit dont s'enveloppent celles et ceux qui cherchent à mourir en paix.


Un linceul, dit-on parfois, où s'allonger une dernière fois avec ce qu'il reste de rêve et de chagrins.


Neige est le nom le plus clair des ombres de la nuit.


Entends-tu cet oiseau qui appelle dans l'hiver ?


Ce pourrait être une pie, posée sur une barrière à l'entrée d'un jardin gelé, comme dans un tableau que tu aimes.


Peut-être un corbeau, ou quelque mouette au vol invisible.


Le rouge-gorge, dit-on, ne craint pas le froid et chante en hiver jusque dans la nuit.


Entends-tu le cri d'un flocon de neige ?


Par où est-il entré, celui qui descend de la montagne, les épaules couvertes de neige ?


Il s'est assis près de la fenêtre fermée.


Il a sorti une lettre de sa poche. Il l'a ouverte.


Il lit lentement.


Il souligne quelques phrases avec un crayon rouge.


Offrons-lui un peu de soupe, un peu de pain.


Il vient des grandes solitudes.



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